Après les référendums

En Kanaky, le dégel s’annonce brûlant

En Nouvelle-Calédonie, sous couvert de retour au dialogue, le pouvoir macroniste entend bien poursuivre son entreprise de démolition du processus de décolonisation. Prochain objectif : la remise en cause du gel du corps électoral, qui permet d’atténuer les effets démographiques de 170 ans de colonisation de peuplement. Inacceptable pour les indépendantistes.
Par Élias

« Cela fait 170 ans que les Kanak se battent pour leur émancipation. On leur demande maintenant de rester français parce qu’ils ont perdu trois référendums et ils y consentiraient ? » On avait rencontré Mathias Chauchat il y a un an dans un café de Nouméa, à deux pas du port. Professeur de droit public à l’université de la Nouvelle-Calédonie et connu pour son soutien pugnace à la lutte du peuple kanak, il ne cachait alors pas sa colère : « L’État est apparu pour ce qu’il est, c’est-à-dire partisan aux côtés des Français de Nouvelle-Calédonie. Il entoure ça de pommade sur la reconnaissance du peuple kanak, mais c’est en réalité le fonctionnement classique et brutal d’un État colonial. »

La Nouvelle-Calédonie sortait alors sonnée de trois référendums d’autodétermination en trois ans et d’autant de victoires du « non » à l’indépendance. Le dernier scrutin en particulier venait de se dérouler de façon calamiteuse : maintenu contre vents et marées par le pouvoir macroniste et boycotté par l’ensemble du camp indépendantiste, le vote du 12 décembre 2021 s’était joué pour ainsi dire sans les Kanak, le peuple premier du territoire1. « On ne voit pas sur quelles bases il pourrait y avoir une négociation positive », s’inquiétait l’universitaire.

« Le corps électoral fait partie de notre combat »

Pour tenter de renouer le dialogue avec les indépendantistes, officiellement rompu depuis cet épisode désastreux, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, également en charge des Outre-mer2, s’est dans un premier temps montré tout miel avec le Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS), accédant sans broncher à ses (modestes) desiderata sur le calendrier des discussions à venir ou le lancement d’un audit de la décolonisation. Il n’aura cependant pas fallu bien longtemps pour que le ministre révèle ses intentions. Début mars, lors de sa seconde visite sur place en trois mois, il a sonné l’hallali contre un des acquis fondamentaux de la lutte du peuple kanak : le gel du corps électoral.

Chez les indépendantistes court depuis longtemps une petite histoire qui en dit long. Un Blanc arrive dans une case où vit une famille mélanésienne. Il est accueilli, on lui offre un café. Il revient le lendemain, accompagné d’une foule de gens : femme, enfants, aïeuls, cousins, amis… Là, il annonce : « Maintenant, votons pour savoir à qui appartient la case ! »

« La question du corps électoral fait partie intégrante de notre combat, souligne Laurie Humuni, secrétaire générale du Rassemblement démocratique océanien et membre du bureau politique du FLNKS. C’est un des leviers les plus importants pour limiter les effets de la colonisation. » Les Kanak sont en effet minoritaires sur leurs terres depuis le tournant des années 1970, résultat de plusieurs vagues de peuplement, soutenues par un État français soucieux d’assurer sa présence dans le Pacifique Sud. En 2019, date du dernier recensement, ils représentaient 41,2 % de la population du territoire, soit un peu plus de 110 000 personnes. Obtenue de haute lutte, la restriction du corps électoral a été entérinée en 1998 par l’accord de Nouméa : n’ont pu voter, pour les référendums comme pour les élections provinciales3, que des personnes pouvant prouver une implantation durable sur le territoire.

« Ce sont les colonisés qui ont droit à la décolonisation, pas leurs colonisateurs »

Retreintes, les listes électorales ne sont donc pas pour autant réservées aux seuls Kanak. Retour à Mathias Chauchat : « Selon l’ONU, le droit à l’autodétermination concerne les seuls peuples autochtones – ce sont les colonisés qui ont droit à la décolonisation, pas leurs colonisateurs. Mais les accords politiques des années 1980 ont changé la donne. La France et les autres communautés de l’archipel reconnaissent le droit des Kanak à la pleine émancipation et, en contrepartie, ceux-ci reconnaissent le droit des autres communautés à participer à la construction du pays. C’est le contrat social fondamental de la Nouvelle-Calédonie. »

Les organisations politiques indépendantistes ont de tout temps cherché à associer l’ensemble des populations d’un archipel aujourd’hui multiculturel. Au risque d’entraver leur dessein politique, poursuit Mathias Chauchat : « L’offre des Kanak en matière de citoyenneté a été très généreuse, puisqu’ils ont accepté d’être minoritaires dans le corps référendaire. Cela implique une immense responsabilité des Européens pour accompagner le processus de décolonisation. Sauf que ceux-ci se sont servis de cette offre pour empêcher les Kanak de parvenir à l’indépendance. »

« Ces chiffres font peur »

Droite coloniale et État continuent aujourd’hui de marcher main dans la main, comme cela a été le cas tout au long du premier mandat d’Emmanuel Macron. Reconnaissants, les partis dits « loyalistes » ont d’ailleurs tous soutenu le président sortant lors de sa réélection et leurs deux députés ont rallié sa majorité. Signe le plus évident de cette alliance : Sonia Backès, l’une de leurs leaders parmi les plus réactionnaires, est entrée au gouvernement4. Cette dernière n’a de cesse de réclamer l’inscription de 43 000 nouvelles personnes sur les listes électorales.

« Ces chiffres font peur : la liste électorale spéciale du pays comprend à peine plus de 180 000 inscrits, précise Mathias Chauchat. Ajouter autant de monde, pratiquement tous des Européens concentrés sur la province Sud, conduirait à un déséquilibre politique, économique et social considérable. On en reviendrait à Éloi Machoro5 brisant l’urne pour montrer l’injustice d’un mode de scrutin qui permettait à des blancs récemment arrivés en Nouvelle-Calédonie de rendre les Kanak minoritaires dans leur propre pays. »

Cette nouvelle offensive coloniale intervient dans un contexte particulier : les indépendantistes sont depuis 2021 à la tête du gouvernement local, une première depuis celui conduit par Jean-Marie Tjibaou il y a 40 ans. « On met en place une politique qui peut prouver au peuple calédonien que la pleine souveraineté est viable, avance Laurie Humuni. Pour la droite et l’État, ça ne passe pas. » Darmanin exige d’ailleurs que le corps électoral soit dégelé d’ici les prochaines élections provinciales, prévues en mai 2024, les discussions avec les acteurs locaux ne servant qu’à définir si le nouveau corps sera totalement ouvert, ou « glissant », c’est-à-dire intégrant progressivement les nouveaux venus.

« Garantir la paix »

Les obstacles ne manquent cependant pas pour l’exécutif. Tout d’abord, l’accord de Nouméa a été intégré à la Constitution française et toute modification suppose donc un vote du parlement ou un référendum. Surtout, le gouvernement a face à lui un camp indépendantiste uni comme rarement, ainsi que l’a montré le dernier congrès du FLNKS, qui a rassemblé fin février la quasi-totalité des partis de la mouvance. Ses représentants se rendront à Paris du 11 au 15 avril pour reprendre les discussions, avec l’objectif affiché de « poser ensemble le cadre de l’accession à la pleine souveraineté et l’indépendance ». Mais quel dialogue espérer face à un État déterminé à coincer au plus vite la Nouvelle-Calédonie dans un nouveau statut colonial et à noyer les Kanak dans un corps électoral surgonflé ?

Dans ce territoire encore traumatisé par les sanglants « Événements » de la décennie 1980, auxquels les Kanak ont payé le plus lourd tribut, le FLNKS veut y croire. « Si aujourd’hui nous acceptons ces discussions avec l’État, c’est aussi pour garantir la paix, explique Laurie Humuni. Après les déclarations de Darmanin, nous aurions pu taper du poing sur la table et descendre dans la rue. Mais on reste sur ce “pari de l’intelligence6” qui a été porté par nos anciens. » Et de prévenir : « Si l’État s’obstine, nous devrons tous en subir les conséquences. Peu importe le camp. »

Benoît Godin

1 Résultat : un score contre l’indépendance digne d’une république bananière (96,49 %), mais avec une abstention record (65,10 %). Voir « En Kanaky, le variant delta du colonialisme », CQFD n°204 (décembre 2021).

2 Pour la première fois depuis dix ans, les Outre-mer ne bénéficient plus d’un ministère de plein droit.

3 Moment essentiel de la vie politique locale, elles désignent à la fois les élus des trois provinces et du parlement local.

4 Sous la tutelle de Gérald Darmanin. Voir « Mais qu’est-ce qu’on va faire de… Sonia Backès ? », CQFD n° 213 (octobre 2022).

5 Leader indépendantiste kanak, il a dirigé les actions de « boycott actif » du FLNKS lors des élections territoriales de 1984. Les indépendantistes dénonçaient déjà la non-restriction du corps électoral pour les scrutins locaux. Éloi Machoro sera abattu par le GIGN quelques semaines plus tard.

6 La formule, très célèbre en Nouvelle-Calédonie, est de Jean-Marie Tjibaou au moment de la signature des accords de Matignon-Oudinot en 1988.

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Cet article a été publié dans

CQFD n°219 (avril 2023)

Depuis le passage en force du gouvernement sur la réforme des retraites, la France est en ébullition : blocages, grèves, manifs monstres et poubelles en feu ! Impossible de ne pas consacrer une très large part de notre numéro d’avril à cette révolte printanière. De Marseille à Dieppe, de Saint-Martin-de-Crau à Sainte-Soline, de la jeunesse en mouvement à la répression en roue libre, des travailleuses du sexe en lutte à l’histoire du sabotage... Reportages, analyses, entretiens. De quoi alimenter, on l’espère, la suite des mobilisations !
On vous emmène tout de même un peu hors de nos frontières (ou presque) : En Kanaky-Nouvelle-Calédonie, où la France poursuit sa démolition du processus de décolonisation, en Turquie où la solidarité populaire a pallié aux manques de l’État après les séismes début février et en Tunisie dans un musée particulier.

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