L’intro du dossier de janvier 2023

Développement personnel, régressions collectives

L’énorme succès des ouvrages consacrés au développement personnel n’est pas sans poser question... Est-ce que, comme disait l’autre, il n’y a pas de mal à se faire du bien ? Ou ces ouvrages ne sont-ils pas la tête de gondole d’une idéologie politique plus vaste et surtout nocive qui imprègne nos vies quotidiennes ? C’est notre dossier du mois.
Par 6col

L’art de faire les choses jusqu’au bout ; De l’obscurité à la lumière. Mon parcours, mes leçons de vie ; Réfléchissez et devenez riche. Le best-seller qui a mené des millions de personnes vers le succès ; Trouver ma place : 22 protocoles pour accéder au bonheur (Par l’auteur du best-seller La clé de votre énergie)… Nombreux sont les titres racoleurs qui garnissent l’étal du rayon « développement personnel » de cette librairie marseillaise. Au mur, enserrés entre d’un côté le rayon « jardin », de l’autre « spiritualités, ésotérisme, tarots », plusieurs centaines d’ouvrages occupent des étagères pleines à craquer d’autant de promesses de succès, de conseils pratiques pour s’épanouir et d’annonces grandiloquentes pour rendre sa vie meilleure, voire accéder au bonheur et à la richesse.

En France, plus de 900 ouvrages de ce type ont été publiés pour la seule année 2021 – dont certains best-sellers se vendent à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires. De mai 2021 à avril 2022, six millions ont trouvé preneur, représentant 71 millions d’euros de chiffre d’affaires. Une augmentation de 17,5 % par rapport à la période précédente1. Quoiqu’on en pense, le succès est là et il pose question. Est-ce que, comme disait l’autre, il n’y a pas de mal à se faire du bien ? Ou ces ouvrages ne sont-ils pas la tête de gondole d’une idéologie politique plus vaste qui imprègne nos vies quotidiennes ?

Si l’on suit les préceptes du développement personnel, chaque individu est appelé à trouver « en lui » les ressources nécessaires au dépassement des épreuves de la vie quotidienne. Le « bonheur » en devient un objectif accessible à tout le monde pour peu qu’on soit optimiste, volontaire et qu’on regarde la vie du bon côté – et ceux qui ne l’atteignent pas n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes ! Un phénomène qui semble être le dernier avatar de nos sociétés capitalistes et individualistes en crise. Pour le documentariste Jean-Christophe Ribot, le développement personnel est avant tout une idéologie politique qui, en faisant du bonheur un choix individuel, légitime les inégalités sociales et économiques. Que ce soit en étouffant les souffrances au travail, en responsabilisant les pauvres ou en vantant le mythe de la réussite individuelle (la fameuse figure du self-made-man), elle mise sur nos peurs, nos peines, nos aspirations pour mieux nous isoler et devenir un outil de docilité [lire pp. 12, 13 & 14].

Ce courant de pensée n’épargne pas certains milieux écologistes, où l’idée du « travail sur soi » prend parfois le pas sur la lutte collective. Un défaut de pensée systémique que critique notamment la militante écologiste et féministe Aude Vidal : « Se faire des illusions sur la capacité de ces petits gestes à remettre en question la course de notre monde, c’est une fabrique de l’impuissance » [p. 15].

Autre pavé dans la mare du développement personnel, le culte du bien-être s’est par le passé révélé être un terreau fertile pour des idéologies de la pureté – raciale, ethnique, etc. C’est ce qu’illustre, sous des attraits bucoliques et champêtres, le courant de la Lebensreform dans l’Allemagne du début du xxe siècle [p. 16]. Depuis plusieurs décennies, ce même culte a fait du corps physique une ressource à investir en faisant du « muscle » un des marqueurs visibles de cette volonté d’accomplissement individuel [p. 17].

Tout n’est cependant pas à jeter dans les outils mobilisés par le développement personnel. Nous avons aussi besoin de prendre soin de nous pour faire exister nos combats et la lutte politique ne doit pas empêcher la recherche d’un mieux-être. Méditation, espaces de paroles, communication non violente, questionnements spirituels… Autant de pratiques qui peuvent s’envisager en vue d’une transformation radicale de la société [p. 18].

Contre le « bonheur » comme outil de contrôle et l’injonction à être « heureux », préférons la joie militante, le soin collectif et la lutte. Comme le rappellent la sociologue Eva Illouz et le psychologue Edgar Cabanas : « Ce sont la justice et le savoir, et non le bonheur, qui demeurent l’objectif moral révolutionnaire de nos vies.2 »


1 « Livre à succès : le marché douteux du bien-être », 60 millions de consommateurs, 7 novembre 2022.

2 Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, Eva Illouz & Edgard Cabanas, Premier Parallèle, 2018.

Facebook  Twitter  Mastodon  Email   Imprimer
Écrire un commentaire
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Cet article a été publié dans

CQFD n°216 (janvier 2023)

Pour ouvrir 2023, un dossier « Développement personnel, régressions collectives ». Avec notamment un long entretien avec le réalisateur du documentaire « Le business du bonheur ». En hors-dossier, on parle de la déferlante législative anti-squat, de la révolte (révolution ?) iranienne (notamment à travers le rôle central des femmes), des indigènes et de la gauche au pouvoir au Mexique, de mares à grenouilles comme outil de lutte du côté de Dijon, de la grève des salarié.es du nettoyage à Lyon Perrache... Deux longs entretiens sont aussi au menu : Jérémy Rubenstein revient sur l’histoire (et l’actualité) de la contre-insurrection à la française et Tancrède Ramonet nous parle de sa série documentaire « Ni dieu ni maître » consacrée à l’anarchisme. Et comme c’est la nouvelle année, un cadeau : le retour du professeur Xanax de la Muerte qui vous offre votre horoscope 2023 !

Trouver un point de vente
Je veux m'abonner
Faire un don