Le terrorisme quand ça arrange

Communauté kurde : balles et justice, la double peine

En décembre dernier, des centaines de Kurdes manifestaient dans plusieurs villes de France, laissant exploser leur colère. Il faut dire qu’entre les assassinats de cadres du mouvement et la répression « antiterroriste » s’abattant sur la communauté, les raisons de s’insurger ne manquent pas.
Photo de Robert Poulain - Une manifestation de Kurdes à Marseille en 2018

Le 23 décembre 2022, William Malet, sympathisant de Zemmour et ancien parachutiste, 69 ans, s’approche du centre culturel kurde de la rue d’Enghien, dans le 10 e arrondissement de Paris, sort un Colt 45 et ouvre le feu sur les locaux, blessant mortellement deux personnes. Il vise ensuite un restaurant et un coiffeur kurdes, faisant une nouvelle victime et plusieurs blessés. Tombés sous ses balles : la combattante anti-Daesh et représentante des femmes kurdes Emine Kara, le chanteur Mîr Perwer et le militant Abdurrahman Kizil. Animé de ce qui est présenté comme un « racisme pathologique1 », déjà coupable d’une attaque au sabre contre un campement de personnes exilées, le tueur est vite décrit dans les médias comme un paumé ayant agi pour des motifs plus psychiatriques que politiques. À la grande colère de la communauté kurde, les faits sont traités comme une simple « fusillade » et pas un « attentat » : la justice antiterroriste n’est pas saisie. Quelques jours avant la tuerie, début décembre 2022, le Conseil démocratique kurde en France (CDK-F) publiait un communiqué furibard, appelant la France à « lever le secret défense » concernant un autre triple assassinat de Kurdes en plein Paris – trois femmes abattues de balles dans la tête2. Celui-ci s’était déroulé en janvier 2013, et avait vu des personnalités importantes du mouvement kurde être abattues dans les locaux du Centre d’information sur le Kurdistan, notamment Sakine Cansiz, l’une des fondatrices du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Secret de polichinelle, l’implication des services secrets turcs, le MIT, a sans doute pesé dans le peu d’empressement à trouver les responsables, d’autant que le principal inculpé, Omer Güney est mort en 2016, avant son procès. Pratique. Si en mai 2019, un juge antiterroriste français a été chargé de reprendre l’enquête sur des complicités dans l’assassinat, l’État français se réfugie toujours derrière le secret défense pour entraver les investigations. Dans les deux cas, tout a donc été fait pour que la machine antiterroriste ne soit pas déployée contre des auteurs de tuerie pour des motifs politiques. L’éternel deux poids deux mesures. Car dans le même temps, le mouvement kurde fait face à une répression « antiterroriste » particulièrement salée.

*

« Le caractère terroriste n’est retenu que lorsqu’il s’agit de réprimer les Kurdes. Quand il s’agit de poursuivre les crimes à leur encontre, la justice française ne retient pas cette qualification. » C’est ainsi qu’un article d’Alternative libertaire intitulé « Mouvement kurde : la répression ne faiblit pas » résume la situation début 2024. En cause, notamment, la vague d’arrestations du 23 mars 2021, qui a vu une dizaine de militants raflés et mis en examen pour « association de malfaiteurs terroristes criminels » et « financement d’entreprise terroriste », certains placés en détention provisoire. On leur reproche leur implication dans le PKK, parti criminalisé dans la Turquie d’Erdoğan et luttant pour l’indépendance du Kurdistan. L’enquête liée à cette vague d’arrestations est tentaculaire, dotée de tous les moyens de l’antiterrorisme, avec écoutes, gel des avoirs et convocations à répétition : plus de huit cents personnes entendues pour une simple affaire de financement !

Alors qu’en Turquie, Erdoğan cible toujours plus le mouvement kurde, notamment le HDP (Parti démocratique des peuples), que les fascistes turcs (Loups gris en tête) se sentent pousser des ailes, la criminalisation des Kurdes en lutte apparaît comme un blanc-seing accordé au despote. Cette vague d’arrestations tombait d’ailleurs 5 jours après un entretien téléphonique entre Macron et Erdoğan, portant notamment sur les questions migratoires et le chantage à l’ouverture des frontières portée par ce dernier. Coïncidence ? Certains n’hésitent pas à parler de « gages » offerts à l’allié turc3.

Le 15 novembre 2018, un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) rendait illégale l’inscription du PKK sur la liste des organisations terroristes dans les pays de l’Union européenne. Qu’importe pour la France de Macron, qui a plusieurs fois accusé de « terrorisme » le parti malgré les appels à la paix de son leader emprisonné, Abdullah Öcalan. Une criminalisation également déployée en Allemagne, où le simple fait d’afficher l’un des 30 symboles considérés comme associés au PKK peut être synonyme d’une condamnation à 1 000 euros d’amende. Sans doute une manière de remercier les dizaines de milliers de Kurdes tombés dans la lutte contre Daesh.

Par Émilien Bernard

1 Lire « Dans la tête de William Malet, le tueur de la rue d’Enghien », Le Monde, 04/04/2023.

2 « Avant l’attaque raciste contre les Kurdes à Paris, dix ans de doutes autour d’un triple assassinat qui a traumatisé la communauté », France info, 26/12/2022.

3 « Arrestations de Kurdes : les “gages” de Macron au Sultan », La Marseillaise, 23/03/2021.

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