Sapées comme jamais

Ateliers drag-king : des performances de genre

Popularisées par des films grand public comme Priscilla, folle du désert, les drag-queens sont depuis longtemps sorties de l’ombre. Moins connu, leur pendant masculin, le « drag-king », se démocratise peu à peu à la faveur de l’intérêt grandissant pour les questions queer. Prenant sa source dans les bars lesbiens underground des années 1990, la pratique revêt une dimension émancipatrice pour qui s’y adonne loin des strass et paillettes. Plongée dans un univers qui ambitionne de faire des « fringues d’hommes » portées par des femmes des armes de destruction massive des stéréotypes de genre.
Photo Yann Levy

Barbe de trois jours et bonnet vert vissé sur les oreilles, Joe porte fièrement sa salopette de bleu de travail. L’homme est docker sur le port de Marseille. Marié, trois enfants, chez lui rien ne dépasse si ce n’est quelques poils s’échappant de son marcel. Rien, ou presque : il lui arrive parfois de passer la nuit avec un homme. On n’en saura pas beaucoup plus sur Joe. Et pour cause : il n’existe pas. Du moins pas vraiment. Le personnage a été créé de toutes pièces par Marie * lors d’un atelier drag-king. Un temps pendant lequel un groupe de femmes (ou de personnes assignées femmes à la naissance) élaborent une performance dont le but est de parvenir, pour une poignée d’heures, à incarner « un homme ».

Explications avec Julia *, instigatrice de l’atelier auquel a participé Marie : « On commence par gommer les signes apparents de féminité en se plaquant les seins à l’aide de bandages, puis on se fabrique un sexe masculin avec un préservatif bourré de coton. Ensuite on s’habille avec des vêtements connotés masculins. » Le moment du choix des sapes est alors décisif : « Il y a un truc extraordinaire qui se passe à cet instant puisque la personnalité de notre king va découler de ce que l’on porte, s’émerveille encore Julia. Si l’on enfile un jogging de “racaille” ou un baggy de skateur, on ne jouera pas du tout la même chose. C’est à partir de ça qu’on invente l’identité de notre king, son prénom et quelques éléments de son histoire fictive. » Dernière étape : « Le temps du make-up qui permet d’appuyer les traits de masculinité. On se fabrique par exemple une pilosité avec du maquillage ou des petits morceaux de cheveux que l’on se colle sur le corps. »

Psychologue de profession, Julia est lesbienne et c’est à Lille, auprès de militantes des luttes LGBTQIA+1, qu’elle a découvert le king, avant d’organiser elle-même un atelier à Marseille dans le cadre d’un groupe de travail entre soignantes. « Cela collait complètement avec le sujet de notre échange du jour qui devait s’articuler autour d’un texte [du philosophe trans espagnol] Paul B. Preciado : Testo junkie2. Pour lui, le king est une thérapie politique. Il y a donc une dimension de soin dans cette pratique qui est pour moi une manière d’explorer et d’enrichir les questions que posent les théories queer à la psychanalyse. »

Corps politiques

Les ateliers drag-king ont également une charge hautement politique : « L’idée est d’expérimenter d’une manière différente à quel point la masculinité comme la féminité sont des concepts socialement construits, poursuit Julia. Le principe est d’éprouver dans le corps ces réflexions théoriques. » Des propos qui font écho à ceux de Luca Greco, sociolinguiste et auteur du livre Dans les coulisses du genre : la fabrique de soi chez les Drag Kings (Lambert-Lucas, 2018), dans lequel cette pratique est définie comme une façon de « mettre à mal la dimension ontologique de la masculinité et du genre, [de montrer] son caractère construit, fictionnel, performatif ». Pour Greco, le king représente donc un vrai « travail de résistance de l’intérieur, visant une déstabilisation de l’ordre binaire des genres ».

Alice *, médecin généraliste, était elle aussi présente lors de l’atelier organisé par Julia. Ce jour-là, elle s’est muée en Hugo. Survêt’ large, chemise de bûcheron réchauffée d’un sweat Adidas rouge, casquette sur la tête, baskets aux pieds, Alice s’est improvisée des talents de graffeur. Pour elle, l’expérience a été « bouleversante » : « Je voulais incarner une masculinité tranquille, un mec bien, tendance pro-féministe, mais je n’ai pas réussi. J’ai trouvé ça vertigineux de me transformer en quelqu’un de dominant et je me suis rendu compte que j’avais finalement peut-être une vision très négative de la masculinité. » Julia, l’organisatrice de l’atelier, ne s’en étonne pas : « On performe souvent des aspects violents de la masculinité. C’est une manière de travailler autour des expériences que l’on a pu en faire. »

Pour Alice, cet atelier a aussi été l’occasion d’une autre prise de conscience : « Me sentant déjà fragilisée par le harcèlement de rue, je n’ai pas voulu sortir habillée comme ça par peur de subir ce qui pourrait s’apparenter à de la transphobie. Être face à cette situation m’a permis de percevoir un instant ce que ça pouvait représenter pour les personnes concernées. »

Identités en chantier

Chez les unes comme chez les autres, le fait de « se kinguer » a aussi permis de faire vaciller certains pans de leur identité. Julia, qui n’en est pas à son premier coup d’essai, a l’habitude de se changer en Enzo. Homo, séducteur et adepte du BDSM, il porte les tenues qui collent avec ses pratiques sexuelles et ne quitte jamais ses bottes noires à talon compensé. « Enzo a quelque chose de très féminin et grâce à lui, je me suis découvert une part de féminité que je ne me connaissais pas, s’étonne encore Julia. J’ai toujours été gouine et me suis sentie parfois enfermée dans les carcans d’une “féminité imposée”. Mais depuis ma découverte du king, je me balade avec davantage de fluidité entre les genres. »

Pour Marie, se muer en homme a été l’opportunité de donner du grain à moudre à ses « questionnements foisonnants sur le genre, sur [sa] sexualité, [son] désir ». Elle a aussi pu repenser le rapport qu’elle entretient avec sa garde-robe : « Mon mec m’a fait chier pendant très longtemps au sujet de mes vêtements. Il fallait rentrer dans un cadre hétéronormatif correct : en gros, mettre des robes quand il fallait mettre des robes. Pour moi, cet atelier était donc aussi une façon de reprendre du pouvoir là-dessus et d’élargir mes horizons. » Sans compter que cette expérience aura infléchi le regard qu’elle porte sur son corps et particulièrement ses bras, avec lesquels elle n’a pas toujours été très à l’aise : « Ils ont été hyper valorisés dans le contexte de cet atelier drag-king parce qu’ils correspondent bien plus à une norme esthétique masculine. Ça m’a permis de me réapproprier cette partie de mon corps, de la voir autrement. »

Une « culture de subalternes »

Si Marie, Julia et Alice se sont changées en kings dans l’intimité d’un appartement, des performances ont aussi lieu sur scène, comme à la Mutinerie, bar parisien féministe emblématique qui organise régulièrement des soirées dédiées. Un retour aux origines ? La question se pose, tant l’histoire du king est liée à une « culture de club » comme l’explique Lickie McGuire, lesbienne, créatrice de fanzines et « spécialiste autoproclamée » de la pratique : « Cette dernière a pris racine dans les années 1990 dans les bars lesbiens de San Francisco, New York ou encore Los Angeles, détaille Lickie. L’idée était de mesurer entre lesbiennes butch [c’est-à-dire « masculines »] son degré de masculinité. Celle qui passait le plus facilement pour un homme recevait alors un prix. » Elle poursuit : « C’était alors pour elles un continuum, une façon de créer un espace pour exprimer quelque chose qui était en elles et qu’on leur refusait d’exprimer ailleurs. »

Lickie McGuire a vu naître la scène française : « C’est Preciado qui, début 2000, l’importe en France en rentrant de New York où il a découvert la scène queer qui s’y développe alors depuis la fin des années 1990. » Lickie se remémore les débuts : « À l’époque, on pratiquait à quinze dans une cave du Marais. Puis, à la fin des années 2000, une scène reconnue s’est montée. Depuis, la scène king a explosé. Dernièrement, la pratique a été propulsée, notamment par The Boulet Brothers Dragula, un concours drag-queen télévisé racheté par Netflix dans lequel c’est un king qui a gagné la troisième saison. » Une starification à l’œuvre qui laisse à Lickie McGuire un goût amer : « Pour moi, on est en train de réutiliser un pan d’une culture de subalternes pour en faire quelque chose de capitalisable, de bankable. »

Tiphaine Guéret

* Les prénoms suivis d’un astérisque ont été modifiés.


1 Pour lesbiennes, gays, bisexuel·les, trans, queer, intersexes et asexuel·les.

2 Sous-titré « Sexe, drogue et biopolitique », cet essai a paru en version française en 2008 chez Grasset.

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CQFD n°201 (septembre 2021)

Dans ce numéro, un dossier « Des fringues et des luttes ». Mais aussi : une analyse critique de l’instauration du passe sanitaire, le récit du meurtre d’un jeune Marseillais par la police, une interview féroce sur la politique municipale d’Éric Piolle à Grenoble...

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