Arrière-pays et très grande vitesse

À contre-progrès

Parole de technocrate, le projet de liaison ferroviaire Lyon-Turin est le chantier du siècle. Manque de bol, la population du Val de Susa qui, depuis les éléphants d’Hannibal, en a vu passer d’autres, refuse de se faire marcher sur les pieds, encore moins par un train !

Vingt-cinq milliards d’euros, quinze ans de travaux, et le plus long tunnel d’Europe – 53 kilomètres – à travers les Alpes. Voici le « chaînon manquant de l’axe stratégique Lisbonne-Kiev », qui mettra Lyon à deux heures de Turin et 40 millions de tonnes de marchandises par an sur les rails… en 2023. Ce chantier pharaonique est surtout le gâteau du siècle pour le BTP qui, côté français, a déjà englouti 600 millions d’euros pour réaliser les galeries de reconnaissance en Maurienne. Côté italien, par contre, les travaux viennent à peine de commencer dans le Val de Susa, sous la protection de 2 000 policiers. C’est qu’ici, depuis vingt ans, quasiment toute la population résiste au projet autour du slogan « No Tav ! » [Non au TGV].

Doriana, 40 ans, explique : « Notre lutte a pris son élan quand nous avons appris que le tunnel traverserait des roches riches en amiante et en uranium, des roches que des camions de chantier trimballeraient dans toute la vallée. Puis nous avons découvert que des trains de proximité seraient supprimés. Imposé par le gouvernement, le TAV va surtout profiter au BTP, donc à la Mafia ! Il n’y aurait plus d’argent pour les services publics, et ils trouvent des milliards pour bétonner notre belle vallée ? » Et pourquoi Astérix et Obélix sur les banderoles ? « La résistance à tous les envahisseurs fait partie de l’identité du Val de Susa, depuis l’Empire romain ! Mais si la lutte No Tav est si massive aujourd’hui, je crois que c’est surtout dû à un ras-le-bol général de la manière dont la politique se fait en Italie. » Alberto, la cinquantaine, poursuit : « Nous nous sommes formés nous-mêmes en géologie, hydrologie, etc., pour comprendre toutes les conséquences du projet. Si bien qu’aujourd’hui, les experts du gouvernement n’essaient même plus de nous convaincre : ils savent que nous sommes presque plus compétents qu’eux ! »

Des années d’éducation populaire, de réunions d’information dans chaque village, de manifs colorées et familiales puis, en 2005, les choses se précipitent : premiers sondages de reconnaissance, et première confrontation aux carabinieri qui escortent les machines. Comme tous les militants NoTav, Silvio a les yeux qui pétillent lorsqu’il évoque cette journée d’hiver 2005 où, descendant par milliers de la montagne, les Valsusini de tous âges ont repris le site de sondage de Venaus aux flics, pour y reconstruire la cabane d’occupation (le presidio) que les autorités venaient de faire raser. « Mon meilleur souvenir, c’est lorsque les carabinieri sont repartis à pied sous les huées. Comme on bloquait toutes les routes de la vallée, cela faisait 48 heures qu’ils n’étaient plus ravitaillés ! ».

Depuis, d’autres presidi poussent sur les sites stratégiques de la vallée, servant de lieux d’information et de rencontre permanents, où la lutte se vit autour de joyeuses tablées arrosées de frizzante et de chansons. Grandes cabanes construites de bric et de broc et arborant le drapeau No Tav, elles symbolisent l’esprit de résistance de Valsusini qui veulent que leur vallée soit habitée, pas traversée à toute vitesse. Le dernier presidio est une petite maison en pierres construite en six semaines, sur le site de forage du tunnel. Tout le mois de juin, un campement permanent (autoproclamé « Libre république de la Madalena ») occupait le site. Sous la banderole « Pas touche au val de Susa ! » et le drapeau piémontais, on y croisait des réfractaires de 7 à 77 ans, des anarchistes, militants écolos et étudiants de Turin, quelques Français et Suisses aussi, construisant ensemble des barricades en bois, pierres et métal pour barrer les accès aux véhicules de chantier. Armés de talkies-walkies, les occupants assuraient des tours de garde 24 heures sur 24 pendant que d’autres organisaient concerts, marches aux flambeaux, cantines à prix libre et même… prières ! Ce joyeux mélange n’a malheureusement pu résister aux assauts des carabinieri du lundi 27 juin à l’aube, et à leurs tirs de lacrimos. Les travaux devaient en effet commencer avant le 30 juin, sans quoi l’Union européenne retirait ses billes.

Le 29 juin, alors que grèves et blocages paralysaient toujours la vallée, une retraitée a été écrasée par un blindé de la police dans l’omerta médiatique la plus totale. Mais dès le 3 juillet, les carabinieri ont à leur tour été assiégés, toute la journée, sous une pluie de pierres, par une « marée humaine » de 50 000 personnes venues du val de Suse et de toute l’Italie. Ce siège offensif – au moins quarante flics sérieusement blessés – a permis de reprendre le presidio, à défaut du chantier lui-même. Une bataille de plus, inscrite dans la longue tradition No Tav : « Reprendre ce qui nous est volé, à mains nues. » A sara dura ! (Ça va barder !), comme on dit par ici.

Pour suivre cette lutte en direct et en français : http://grenoble.indymedia.org et http://lelaboratoire.over-blog.com.

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Paru dans CQFD n°91 (juillet-août 2011)
Par Tibor Farkas
Illustré par Rémi

Mis en ligne le 31.08.2011